Interview de Renaud de Planta

«La croissance de Pictet est plus rapide hors de Genève»

En trente ans, Genève s’est laissé distancer par la place financière zurichoise. Renaud de Planta, associé sénior du groupe Pictet, revient sur les raisons de cette évolution. Et ce qu’elle implique pour le canton romand

Interview

Le quartier de la Praille se transforme en profondeur. La tour en travaux du groupe Pictet dépasse déjà le bâtiment d’UBS, à quelques dizaines de mètres de là. Le 1er juillet, l’associé sénior Renaud de Planta cédera sa place à Marc Pictet après 26 années au sein de la banque privée genevoise. Il décrit une Genève inconsciente de sa perte de compétitivité. Et ne mâche pas ses mots à l’égard des banques bénéficiant de la garantie d’Etat, qu’il considère comme une concurrence déloyale à l’égard des banques privées. Retour sur plus de trente ans d’expérience bancaire.

Pourquoi avoir rejoint la banque Pictet alors que vous ne portez pas le nom de cette banque privée?

J’avais été précédemment douze ans à l’UBS, j’avais une carrière formidable, mais dans une grande banque, vous êtes dépendant d’éléments qui ne sont pas sous votre contrôle. Des changements stratégiques peuvent être décidés par des conseils d’administration qui ne sont pas toujours vraiment au courant des affaires et des tendances de marché. Ce qui m’a énormément attiré chez Pictet, c’était l’idée de pouvoir être un entrepreneur, de pouvoir être son propre chef et de pouvoir codiriger un groupe – avec des associés compétents et experts dans leur domaine – et façonner son évolution.

Le groupe Pictet s’est considérablement transformé de 1998 à aujourd’hui. Et on ne s’en rend peut-être pas forcément compte en Suisse romande. On est passé d’une banque privée, basée à Genève, un peu monoculturelle où tout se faisait en français – avec un seul métier, la gestion privée – à un groupe  d’investissement international. Pictet s’appuie bien sûr toujours sur le métier de gestion de fortune, mais aussi désormais sur l’asset management, et sur deux autres piliers importants que sont l’asset servicing et la gestion alternative, qui est en forte croissance actuellement. C’est également désormais 31 bureaux à travers le monde, avec par exemple 400 personnes à Londres, 600 en Asie ou encore 800 à Luxembourg. On est passé de 1000 à pratiquement 6000 personnes et de 100 milliards à pratiquement 700 milliards de francs d’actifs sous gestion. En vingt-cinq ans, on a fait «fois sept», sans fusions, ni acquisitions. C’est une transformation extraordinaire.

Etes-vous réellement différents des autres banques? 

Nous sommes une société de personnes, ce qui a énormément d’impact. Nous sommes propriétaires et managers. Quand je me retirerai, fin juin, je ne serai plus manager et mes parts seront reprises par les autres associés. Les propriétaires sont actifs dans l’entreprise. Ils sont donc connus des employés et des clients. Cela donne une tout autre assise que dans un grand groupe coté en bourse. On ne sait pas qui sont les propriétaires, qui changent tout le temps, avec l’actionnariat.

Deuxièmement, cela nous donne une réflexion à long terme qui est clé. Et s’il y a une chose qui nous distingue de nos concurrents, c’est bien la réflexion et l’action à long terme.

Cela vous permet de prendre plus de risques?

Pas des risques à court terme. Nous ne prenons jamais de risques spéculatifs avec notre bilan. Par contre, nous prenons des risques stratégiques, toujours mesurés, et, la plupart du temps, ils se sont avérés payants. Si nous avions été cotés en bourse, nous n’aurions probablement pas développé l’asset management, nous ne serions pas entrés dans les actifs privés et probablement que nous n’aurions pas développé l’Asie et le Japon comme nous l’avons fait.

Cela ne vous a pas empêché d’avoir une pénalité de 106,8 millions de francs suisses, dont une amende de 33,8 millions aux Etats-Unis, pour avoir aidé des contribuables américains à frauder le fisc entre 2008 et 2014…

Décrit de la manière dont vous le faites, c’est évidemment une erreur. Mais je ne pense pas qu’on l’ait fait de façon consciente. Raison pour laquelle nous n’avions pas de desk américain et que, lorsque nous avons pris la décision de développer le marché de la clientèle privée américaine, nous avons créé dès 2007 une société dédiée enregistrée auprès de la SEC. Beaucoup de clients nous ont caché leur double nationalité. La réalité, c’est que les banques suisses ont découvert toutes les subtilités du droit fiscal américain à leurs dépens.

Aujourd’hui, recruter un Suisse alémanique pour qu’il vienne à Genève, c’est presque mission impossible.
— Renaud de Planta, associé sénior du groupe Pictet

Zurich est-elle bien la première place bancaire suisse? Et comment s’y fait-on connaître comme banque privée romande?

C’est de loin la première place bancaire suisse. On démontre par les faits qu’on est meilleurs. 

Vraiment, vous êtes meilleurs que les banquiers privés zurichois?

Ah oui, sans hésitation! (Rires.) Et je ne rigole qu’à moitié. Pictet est très reconnue en Suisse allemande.

Mais alors, pourquoi Genève s’est-elle fait dépasser?

Zurich a devancé Genève en tant que place bancaire et financière, pour plusieurs raisons. Dans les années 1990, les grandes banques ont eu tendance à tout centraliser à Zurich. Cela a énormément appauvri le tissu de la place financière genevoise et le gisement de talents à Genève. Il y a eu des chocs structurels, comme la dégradation du statut de Cointrin par rapport à Kloten, à partir de 1998, qui a eu un impact massif. Pour nos clients asiatiques qui atterrissent à Zurich, devoir reprendre un vol pour Genève, c’est un vol de trop. Beaucoup de clients nous le disent. Et les conditions-cadres sont moins bonnes à Genève qu’à Zurich. De nombreux talents préfèrent travailler à Zurich et vivre en Suisse centrale, beaucoup plus accueillante pour les hauts salaires. La combinaison de ces trois facteurs fondamentaux explique l’essor de Zurich par rapport à Genève depuis trente ans, malgré la qualité intrinsèque des banques genevoises. Aujourd’hui, notre volume d’affaires par employé à Zurich est un multiple de ce qu’on réalise à Genève. 

Est-ce grave?

Si on extrapole la tendance que je viens d’esquisser, c’est assez inquiétant pour Genève. On a de plus en plus de peine à recruter. Aujourd’hui, recruter un Suisse alémanique pour qu’il vienne à Genève, c’est presque mission impossible.

Les Genevois sont-ils trop arrogants?

A Genève, on n’a pas pris la mesure de la concurrence qui existe entre places économiques et du besoin de rester compétitif.

Et pourtant, quand on voit les comptes de l’Etat, la situation est bonne.

Les comptes de l’Etat connaissent une embellie formidable, essentiellement grâce aux secteurs très particuliers que sont le négoce de matières premières ou encore le fret maritime, mais il y a une dimension extrêmement cyclique dans ces résultats. Je serai donc très prudent aussi sur la pérennité de ces excédents. Et Genève a besoin d’un tissu économique diversifié. Historiquement, nous l’avons connu – avec la chimie fine, l’horlogerie, les banques et la place financière, de grosses entreprises –, mais on constate une érosion régulière et une menace sur les conditions-cadres.

Concrètement, à quoi pensez-vous?

Aux initiatives de la gauche radicale pour taxer davantage certains acteurs, notamment de la place économique et financière genevoise, aux tentatives de durcir la vie des entreprises actives internationalement. Certaines pressions existent au niveau national, d’autres sont spécifiques à Genève. Le peuple a élu une majorité au gouvernement sur un programme de baisse d’impôts. Et pour l’instant, rien n’est entré en vigueur. Avec l’utilisation systématique de recours, de tracasseries juridiques, on arrive à jouer la montre et il n’y a pas de baisse. Alors que Genève est le canton avec l’impôt sur les personnes physiques le plus élevé de Suisse, et de très loin.

Il y a aussi une radicalisation, je pense, des milieux d’opposition qui ne veulent pas comprendre les enjeux économiques. Et malheureusement, Genève n’est pas une île. Il faut quand même que ces milieux le comprennent, sinon on va scier la branche sur laquelle on est assis.

Mais Genève a les primes d’assurance maladie les plus élevées de Suisse et 30% de la population a besoin d’une aide pour les payer. Comment résout-on cet écart entre les classes sociales?

Il faut protéger le tissu économique pour avoir des ressources fiscales et financer cet Etat social. La pyramide fiscale est extrêmement fragile à Genève. Si quelques entreprises décidaient de déplacer leur siège de l’autre côté de la Versoix ou en Suisse alémanique, on pourrait avoir une chute de revenus fiscaux considérable. Il faut en priorité commencer par pérenniser les recettes fiscales et la présence des gros contribuables. Ce qui n’est pas acquis dans la situation actuelle.

(Interview)

Pourtant, vous construisez un très grand nouveau bâtiment à Genève…

Oui, mais on développe énormément nos bureaux à l’étranger, beaucoup plus vite qu’à Genève. Ce n’est pas parce que vous construisez une tour que vous êtes bloqués pendant cinquante ans. Objectivement, nous irons où les contraintes nous obligeront à aller. Il faut que Genève fasse attention. Ce n’est pas mon avis personnel, c’est ce que ressentent la plupart des chefs d’entreprise à Genève. En 1998, Pictet avait 90% de ses employés à Genève et 10% à l’étranger. Aujourd’hui, c’est 40% en dehors de Genève.

Et vous employez plus de collaborateurs à Genève qu’à Zurich?

Pour l’instant, on compte environ 200 personnes à Zurich et un peu plus de 2800 à Genève. Mais ce nombre de places ne reflète pas forcément la masse salariale. Le ratio n’est pas de 10 à 1. Il y a beaucoup de postes à valeur ajoutée à Zurich.

Vos collaborateurs sont donc mieux payés à Zurich?

Ils ne sont pas mieux payés, ils ont d’autres jobs. Toutes nos activités opérationnelles sont ici à Genève. Ce sont des postes à moins forte valeur ajoutée. Les postes de spécialistes sont plus nombreux à Zurich en pourcentage. Aujourd’hui, trois nouveaux postes sur quatre sont créés hors de Genève. Quand j’ai commencé, c’était un sur dix. La croissance du groupe est donc plus rapide ailleurs qu’à Genève.

Le questionnaire de Proust

  • Votre principal trait de caractère?

    Je ne sais pas si c’est à moi de répondre à cette question. Je pense que j’ai une assez bonne lecture des gens.

  • Le don de la nature que vous aimeriez avoir?

    Etre une force de la nature.

  • Une personnalité que vous admirez?

    Roger Federer, pour son état d'esprit de gagnant, sa capacité à se remettre en cause et à faire mieux, constamment.

  • Votre devise favorite?

    La devise de la famille, en latin esse quam videri, qui veut dire «mieux vaut être que paraître».

  • Ce que vous détestez par-dessus tout?

    L'arrogance.

  • Le livre que vous prendriez avec vous sur une île déserte?

    Je prendrais deux livres. La Bible, par conviction personnelle, et «A la recherche du temps perdu» de Marcel Proust.

  • La chose que vous souhaitez par-dessus tout avoir réalisé dans votre vie?

    Mon grand-père disait  toujours: «Soyez heureux, rendez heureux.» Et c'est un bon objectif de vie.

  • Votre état d'esprit actuel?

    Un peu fatigué du marathon, mais heureux de démarrer un nouveau chapitre de ma vie.

(Interview)

A la fin du secret bancaire, les banques ont annoncé de nombreuses pertes d’emploi dramatiques, qui finalement ne se sont pas produites. Est-ce qu’on peut encore croire les banquiers lorsqu’ils parlent de leur avenir?

Il y a bien eu des pertes d’emploi. Pas chez nous, mais de plus petits concurrents ont réduit leurs effectifs et connaissent maintenant des périodes difficiles. Les grands acteurs ont généralement tiré leur épingle du jeu, mais beaucoup de banques privées sont à peine profitables aujourd’hui. Notre métier est cyclique et fait face à une énorme concurrence de places financières.

Nous avons répondu à ce problème en ouvrant des filiales et succursales dans toute l’Europe. Les plus grandes banques suisses se sont créé leur propre accès en étant dans l’Union européenne, mais les plus petites n’y arriveront pas, à moins que la Confédération n’arrive à négocier des conditions d’accès au marché pour elles. Si on déplace les emplois, que ce soit en dehors de Genève ou en dehors de la Suisse, c’est un problème pour le pays plus que pour les banques.

Vous prévoyez d’autres consolidations du secteur bancaire?

Oui. On peut débattre sur les multiples raisons de la triste fin de Credit Suisse. Elle est liée bien sûr à une détérioration séculaire de sa profitabilité, mais aussi à une détérioration des conditions-cadres. Quand j’ai commencé ma carrière, il y avait cinq grandes banques suisses. Elles ont finalement fusionné en une seule. Il y a donc bien eu des disparitions d’emplois. C’est évidemment très regrettable une seule très grande banque. Personne ne pouvait souhaiter ce scénario, pas même l’UBS. L’impact de la débâcle de Credit Suisse n’est évidemment pas favorable, sans compter qu’il y a désormais un autre écueil pour les banques suisses: c’est la perception – peut-être erronée – en Asie et au Moyen-Orient que la Suisse n’est plus aussi neutre qu’elle l’était, à la suite de la guerre en Ukraine et de la reprise, à la virgule près, des sanctions européennes. Cela inquiète beaucoup les clients asiatiques et moyen-orientaux des banques suisses.

Où sont partis les clients de Credit Suisse?

Ils sont allés, pour un petit nombre, dans des banques suisses – en bonne partie d’ailleurs dans les banques garanties par l’Etat en Suisse – et beaucoup dans des banques étrangères, en Asie et aux Etats-Unis. Il y a un appauvrissement de la base de déposants des banques suisses.

Deux des quatre banques systémiques en Suisse sont entre les mains de l’Etat, avec la garantie du contribuable.
— Renaud de Planta, associé sénior du groupe Pictet

Cette crise a donc profité aux banques étrangères?

Oui. Ainsi qu’aux banques cantonales, dans les mains de l’Etat. Deux des quatre banques systémiques en Suisse sont entre les mains de l’Etat, avec la garantie du contribuable. Personne ne parle de ça, ce qui est surréaliste. Et tout le monde s’inquiète d’UBS qui est, en ce moment, en très bonne santé.

L’Etat ne devrait-il pas jouer ce rôle en Suisse?

Au cours des 30 à 40 années écoulées, la plupart des problèmes bancaires ont été liés à des banques dans les mains de l’Etat: Banque cantonale de Genève, Banque cantonale du Valais, Banque cantonale vaudoise, Banque cantonale bernoise. Pratiquement toutes ont dû être sauvées à un moment donné par l’Etat, c’est-à-dire par le contribuable. A-t-on tiré des leçons de cela? Pas vraiment. Les banques n’ont pas à appartenir à l’Etat. Elles font une concurrence déloyale aux autres banques.

L’actionnariat privé complet, dans le cas de Credit Suisse, n’est pas non plus une solution…

Si la gouvernance est mauvaise, si la culture d’entreprise n’est pas adéquate, il y aura des problèmes. Il faut laisser aussi un mécanisme d’autodiscipline du marché. Si on a une autorité de surveillance qui fonctionne et qui sait intervenir au bon moment, elle protégera la stabilité financière.

Ce qui n’a pas été le cas…

L’intervention a été tardive, mais, à la fin, le contribuable n’a pas perdu un centime. Le sauvetage de la Banque cantonale de Genève avait, lui, coûté 5 milliards au canton. C’est énorme.

Les banques sont d’importants employeurs et contributeurs fiscaux. Mais selon le dernier sondage de gfs.bern sur les banques, 79% des électeurs suisses estiment que celles-ci font passer le profit avant la responsabilité sociale et qu’elles sont au centre de scandales financiers. Vous êtes incompris?

Je pense qu’on n’a pas su assez bien communiquer en tant que secteur, mais il y a eu des vents contraires. Les citoyens ne réalisent pas toujours la valeur ajoutée qu’amène cette place financière à la Suisse, au-delà uniquement des revenus fiscaux. Le secteur bancaire a un effet multiplicateur très positif sur d’autres secteurs connexes que sont l’informatique, les sociétés de services, les fiduciaires, les avocats. Il y a des sociétés de cybersécurité en Suisse dont les premiers clients sont les banques, ce qui assure une expertise à notre pays dans ce domaine. Grâce aux banques. On oublie trop souvent qu’elles sont une partie importante d’un écosystème plus large qui bénéficie énormément à la Suisse.

Vous quittez vos fonctions le 28 juin. Comment anticipez-vous cette journée?

Avec un peu d’émotion à l’idée de quitter mon poste. Je vais être au conseil d’administration de la banque et de la holding. Donc je resterai toujours attaché au groupe Pictet. Je me réjouis aussi de mes nouvelles fonctions au Conseil de banque de la BNS. Et puis, de manière plus générale, de ralentir un peu la cadence et de consacrer aussi davantage de temps à d’autres activités qui me tiennent à coeur, notamment dans le domaine de la philanthropie. Donc un oeil qui pleure et un oeil qui rit, je dirais.

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