De couturière à pastier, la talentueuse Maria Martella dévoile quelques secrets de son atelier
Pour ravir les papilles de la clientèle de Pictet, le restaurant Le 5e peut compter sur une petite équipe soudée: une dizaine de personnes amènent chaque jour un savoir-faire issu des meilleures cuisines européennes. Ensemble, elles forment une machine bien huilée, où chacun a sa place et son cahier des charges.
Celle de Maria se trouve souvent dans son atelier, une petite pièce fraîche à l’écart de l’agitation qui règne en cuisine. On n’y trouve point d’arsenal clinquant: mis à part un frigo et deux machines rudimentaires, elle est la seule occupante des lieux. «Je suis plutôt timide et réservée. J’aime bien travailler ici, c’est plus calme.»
Selon la fréquentation prévue au restaurant, Maria entame la confection des pâtes la veille et passe parfois la journée entière dans son atelier. «Pour les tortellini, il nous faut de la farine, un jaune d’œuf et de l’eau, explique-t-elle. Le jaune d’œuf rend la pâte plus élastique et lui confère une consistance al dente incomparable». Une première machine mélange ces ingrédients jusqu’à l’obtention d’une pâte, qui est ensuite compressée à l’épaisseur désirée par une deuxième machine. Il en résulte une fine toile que Maria étend sur son plan de travail - c’est là que notre experte entre en jeu: elle découpe, roule, sculpte, farcit et scelle chaque pâte avec minutie, des heures durant. Seul le léger frottement de ses instruments sur le bois s’élève de la pièce. «Je préfère travailler dans le silence.»
Son amour des pâtes est né dans la cuisine de sa maison familiale, à Santa Maria di Leuca, une région située à l’extrême sud des Pouilles. Maria aidait sa mère et sa sœur à préparer les repas, composés de légumineuses, de poisson frais et de ce qui voulait bien pousser dans le jardin. Les dimanches, jour du Seigneur et des pâtes fraîches, Maria campait déjà près de la machine à compresser la pâte, une petite boîte en métal assortie d’une manivelle qu’il fallait tourner soi-même. «Notre cuisine était pauvre. Les mets plus chers, comme les pâtes ou la viande, étaient réservés aux occasions spéciales». Ces repas étaient en outre synonyme de retrouvailles, car son père construisait des routes à Genève et ne rentrait qu’en fin de semaine ou pour les fêtes. Tout le monde se retrouvait alors à table, berceau des discussions animées entre sa sœur et son père, les grands bavards de la famille. De cette enfance, Maria garde un souvenir chaleureux. Elle trouve son bonheur dans la simplicité: les pâtes à la sauce tomate faites maison restent son repas préféré, à condition qu’il soit partagé avec son mari et ses deux enfants.
À 63 ans, Maria vient de fêter son 30e jubilé chez Pictet, et malgré une retraite prévue pour mai 2027, elle n’est pas prête de s’arrêter: «J’aime ce que je fais, je veux continuer à travailler ici!». Avec un tel parcours, personne ne se doute qu’elle avait un autre métier avant de franchir la porte de son atelier. «J’ai fait un apprentissage de couture avec ma tante, puis une maturité professionnelle, raconte-t-elle. À l’époque, on n’avait pas le choix. Il fallait se lancer dans un travail manuel.»
Elle a donc passé les premières années de sa vie professionnelle à coudre, raccourcir et raccommoder – la première fois qu’elle s’est assise derrière une machine à coudre remonte à l’école obligatoire. Après son arrivée en Suisse, en 1988, elle a travaillé dans plusieurs boutiques sur appel durant près de 10 ans. D’abord à Zurich, où elle a rejoint son mari, un plâtrier-peintre italien; puis à Genève, où elle a retrouvé son père.
La naissance de ses enfants a cependant mis un terme à son activité, à cause des heures de travail longues et irrégulières. C’est ainsi qu’à 33 ans, elle répond à une annonce dans le journal et démarre sa deuxième carrière en tant qu’aide-cuisine chez Pictet. Quant à son activité de couturière, Maria s’est trouvé une clientèle parmi ses collègues, pour qui elle continue de retoucher les vêtements de travail.
Elle a fait ses premiers pas chez Pictet dans les anciens locaux de Georges-Favon, d’abord à la plonge et derrière des montagnes de légumes à couper. À l’époque, l’équipe de cuisine travaillait en effectif réduit et gérait tant la petite cafétéria des employés que les salons des clients invités à déjeuner. Sa carrière connaît un élan nouveau lorsque le Groupe a déménagé aux Acacias, en décembre 2006, qui a amené entre autres à la création du restaurant réservé à la clientèle. Le Chef d’alors, originaire d’un village à cinq kilomètres de celui de Maria, cherchait à rendre sa cuisine plus exclusive et lui a ainsi confié la confection des pâtes. «Nous avons commencé à parler de nos familles respectives, de notre enfance en Italie. De fil en aiguille, il m’a demandé ce que je savais cuisiner. Tout est parti de là».
Le restaurant est devenu plus gastronomique encore avec l’arrivée du Chef actuel, Andrea Mazzoni. «Andrea est quelqu’un de très créatif, qui réinvente constamment ses recettes, même les classiques. Surtout, il m’a beaucoup poussée à développer mon savoir-faire». Le duo redouble d’efforts chaque semaine pour renouveler les plats de pâtes, qui figurent parmi les favoris. «Lors des apéritifs dînatoires, les tortelli partent toujours en premier». L’utilisation d’un ingrédient inattendu, tel que le cacao ou la betterave, peut suffire à rendre l’élément de surprise escompté dans les assiettes.
Cela demande de la patience, je dois souvent m’y reprendre à plusieurs fois pour que la pâte obtienne les motifs, la couleur et la consistance désirée. Ensuite, il faut prendre le coup de main pour être efficace.
Une nouvelle création commence souvent à partir d’une photo dénichée par Andrea sur les réseaux sociaux. Tandis qu’Andrea apporte sa touche personnelle aux recettes de farces, Maria tente de recréer l’image. Les éléments décoratifs sont les plus complexes à maîtriser: «Cela demande de la patience, confirme Maria. Je dois souvent m’y reprendre à plusieurs fois pour que la pâte obtienne les motifs, la couleur et la consistance désirée. Ensuite, il faut prendre le coup de main pour être efficace». C’est précisément le travail minutieux et la cadence constante de ses gestes qui lui plaît tant dans la fabrication des pâtes.
En plus de son travail dans les coulisses du restaurant, Maria s’occupe aussi d’une animation prisée par les convives. Elle prépare les pâtes devant l’œil curieux de son public et compose les assiettes. «Au début, cela m’impressionnait de cuisiner devant tant de personnes, mais j’ai pris l’habitude.»
Une dernière question s’impose: si elle pouvait repartir de zéro, quel métier choisirait-elle? «Comptable», avoue-t-elle en rigolant. «J’adore régler les factures et je fais les impôts de toute ma famille! Je passe des heures à scruter chaque ligne et chaque chiffre pour y déceler des erreurs et les corriger, c’est très gratifiant». Heureusement pour les estomacs des convives du 5e, Maria n’est pas devenue comptable. En revanche, qu’elle soit à l’œuvre dans son atelier, sur ses feuilles d’impôts ou derrière sa machine à coudre, on retrouve dans chacune de ses créations sa précision d’horloger, sa rigueur de métronome, et surtout sa patience à toute épreuve.