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Mieux vaut prévenir que guérir
Les conflits qui déchirent les familles fortunées et célèbres font depuis toujours des sujets de romans passionnants. Ils sont au coeur des oeuvres de Shakespeare, de Dickens ou des soeurs Brontë. Ils pimentaient les épisodes de Dallas et de Dynasty il y a une trentaine d’années, et tiennent aujourd’hui en haleine les accros à Succession. Les émotions sont universelles et les enjeux importants.
Suivre ces rebondissements par écran interposé, carton de popcorn en mains, est évidemment très divertissant. Mais qu’en est-il dans la vraie vie? Dans le cadre d’une récente étude sur les réconciliations familiales1 menée à l’université de Cornell, plus d’une personne sur quatre au sein de l’échantillon considéré affirme avoir coupé les ponts avec un membre de sa famille. Les raisons invoquées vont de ressentiments remontant à l’enfance aux tensions dues à des remariages, en passant par les attentes non satisfaites et, inévitablement, l’argent et les héritages. Les désaccords sur les testaments et le contrôle des finances comptent parmi les sources de conflit les plus fréquemment citées. Et quand le transfert du patrimoine familial entre en jeu, les rivalités entre frères et soeurs et entre générations peuvent durer jusqu’à la mort.
Evidemment, nous aimerions tous avoir la capacité de régler les conflits calmement. Sans aide extérieure, toutefois, parvenir à une résolution peut s’avérer difficile et éprouvant. Des rapports tendus, des blessures jamais cicatrisées ou des positions tranchées peuvent faire obstacle à une réponse équitable. Sans compter que tout le monde ne s’entend pas forcément sur la nature même de la solution à trouver: certains insisteront pour que tous les membres de la famille continuent de gérer l’entreprise ensemble, tandis que d’autres opteront pour plus de liberté. En réalité, une aide extérieure est souvent nécessaire pour parvenir à une résolution durable. Les trois grandes options envisageables dans cette optique sont l’action en justice, l’arbitrage et la médiation.
L’action en justice – qui débouche sur un jugement – constitue la solution la plus brutale. C’est une voie particulièrement éprouvante, que la dimension publique ne rend que plus pénible. La médiation est le mode de résolution le moins perturbant, dans la mesure où elle aide les parties à communiquer et à trouver une solution acceptable pour tout le monde. La médiation peut s’avérer utile dans les conflits intra-familiaux, en contribuant à replacer les choses en perspective. C’est un mode rapide, peu onéreux, et privé. C’est aussi une solution flexible – parvenir à un accord est le seul objectif prédéfini et l’expertise nécessaire est facile d’accès. Ce n’est pas un remède miracle pour autant. Les membres de la famille doivent réellement souhaiter parvenir à un accord et écouter les conseils.
L’arbitrage est souvent le mode de résolution préféré. Il permet aux familles de parvenir à un arrangement en privé, loin des tribunaux et des regards. La décision, rendue par une autorité agréée, est valable juridiquement et exécutoire. La procédure d’arbitrage fait généralement suite à une proposition préapprouvée, formulée dans le cadre d’un accord unique, d’un testament ou d’une charte familiale – un document écrit qui peut définir le principal but visé par la famille, ses valeurs fondamentales et un mode opératoire applicable à la gestion du patrimoine et aux décisions de direction. Disposer de cette structure préapprouvée est capital; l’introduire après l’apparition de différends est quasiment impossible.
Même si elles peuvent être saines, les tensions au sein d’équipes, de familles ou d’entreprises doivent être gérées. L’existence d’une charte familiale permet d’éviter une bonne partie des frictions, des coûts et de l’exposition médiatique. Pour rédiger un tel document, considérer la constitution d’une structure axée sur un projet commun, visant des objectifs communs, mais prenant aussi en compte les besoins et désirs de chacun, peut s’avérer un bon point de départ.
Cette démarche suppose l’établissement de règles permettant de coexister sereinement, d’atteindre les objectifs définis et, surtout, de résoudre les différends entre les membres d’une communauté aux intérêts divergents mais partageant une même identité. Il en va de même des familles, qui peuvent discuter des attentes, souhaits et besoins des uns et des autres – et de ce qu’ils sont disposés à faire pour les satisfaire. Ces éléments peuvent ensuite former la base de la charte.
Les mécanismes de gouvernance définis dans le document doivent prévoir une approche rigoureuse de la résolution des conflits. Certaines familles connues recourent précisément à des solutions de ce type, définissant des directives internes pour régler les relations et les comportements. Les approches les plus efficaces utilisent une procédure d’arbitrage agréée – avec un comité d’arbitrage établi – pour régler les différends susceptibles d’apparaître entre des parents éloignés, visant des objectifs très différents. Les chartes familiales les plus abouties prévoient aussi des mécanismes destinés à prévenir une escalade des tensions avant l’apparition d’un véritable conflit. Ces mécanismes reposent sur l’écoute, encouragent les uns et les autres à s’exprimer, éventuellement par l’intermédiaire d’une partie neutre et discrète, capable de les conseiller et de les orienter – qu’il s’agisse d’un avocat ou d’un conseiller engagé par la famille, conformément à la charte. Parfois, il s’agit juste d’encourager les membres de la famille à se mettre à la place de quelqu’un d’autre, à s’excuser, à dire merci.
La cohésion au sein des familles peut aussi venir d’objectifs qui vont au-delà du gain individuel. Vecteur porteur pour tendre vers un but non matériel partagé, la philanthropie peut en outre renforcer la charte familiale en y incluant un engagement à «faire le bien», par altruisme. Bien sûr, les causes chères aux uns et aux autres varieront, mais évoquer ces questions offre une base de discussion, une opportunité de s’exprimer et de s’engager personnellement, ainsi que l’occasion de démontrer ses compétences, ses valeurs et son empathie.
Si les problèmes d’argent, de pouvoir ou d’ordre opérationnel peuvent être résolus par la voie du compromis, les questions d’identité sont plus compliquées à traiter. Les valeurs, les croyances et les émotions sont difficilement négociables. Elles sont souvent à l’origine des conflits familiaux et constituent depuis toujours des points de friction entre les générations, les plus âgés regardant le présent à la lumière du passé, tandis que les jeunes générations sont éblouies par les dernières tendances.
Quoi qu’il en soit, de nombreux conflits peuvent être évités grâce à un plan prenant la famille en compte dans toutes ses dimensions. Pour les familles dotées à la fois de structures classiques et de structures modernes complexes, le processus de rédaction d’une charte peut être l’occasion d’aborder les sujets chers à chacun. Si elle est bien pensée, la charte permettra d’aligner les objectifs des uns et des autres, de clarifier les positions de chacun, d’intégrer toutes les générations et de définir l’approche à suivre face aux problèmes appelés à apparaître au fil du temps. Dans certains cas, elle permettra purement et simplement d’éviter les conflits.